samedi 11 avril 2015

Le « Ramuz d'en bas » et "L'Amour du monde"


Edition Séquences, 1990
(Préface de Bernard Voyenne,
"Ramuz et le cinéma")
12 €


4e de couverture

********************
 Jean-Yves Bacle, membre de notre association et grand amateur de ce texte, nous rappelle que tous les romans de Ramuz ne se situent pas dans la montagne, et que le vertige de leur poésie n'en est pas moins saisissante :
Pourquoi lire un "Ramuz d'en bas" plutôt qu'un "Ramuz d'en haut", pourquoi lire, par exemple, L'Amour du monde plutôt qu'un Ramuz de la montagne ?
Le Ramuz de la montagne est puissant et riche en contrastes lumineux saisissants, mais que se passe-t-il en bas ?
 En bas, sur les bords du lac, quand l'orage couve, les contrastes et les images fortes ne manquent pas non plus et, si le cinéma est présent, il y en a bien d'autres plus sourdes encore pour animer la communauté. Une communauté d'ailleurs moins soudée et dont les marges abritent des personnages plus divers que dans les hauteurs. Le lieu ‒ le village, la petite ville ‒ est moins isolé du monde.Plus fragmentaire, ce monde plus proche de l'auteur traduit une vision complexe où chacun et chacune, sans trop savoir comment et d'une manière souvent solitaire, cherchent et veulent croire à leur image en tentant de l'incarner. Que cette image soit une représentation de l'ordre et de l'autorité, issue de la Bible ou du cinéma, les possibilités, tentations et tensions sont nombreuses.
L'Amour du monde est une fresque attentive de ces histoires individuelles. Des histoires qui ne sont plus empêchées par les forces de la nature, mais empêchées par des faits, des habitudes, voire par un manque d'imagination et de liberté imposé au nom d'une conformité de l'ensemble.
Pour autant, il est difficile d'en conclure que certaines imaginations valent forcément beaucoup mieux que d'autres. Malgré la tension qui résulte du besoin de réaliser la vision, en vue de sauver ou de se sauver, on est alors bien obligé de garder pour soi l'énigme d'une vision collective, ou d'une communauté dans laquelle chacun voit la vie à sa manière.
Plus proche de nous par son univers, L'Amour du monde présente une structure de prime abord plus éclatée que celles d'autres romans de Ramuz. Si, par exemple, Passage du poète invite à redécouvrir progressivement ou à apprendre à lire son paysage, ou que Derborence donne à lire une histoire forte dans un décor plus grand que l'homme, L'Amour du monde est une mosaïque, un « instantané multiple » très pictural et très de son temps. Cette approche particulière de la narration par l'image est typique de l'auteur, mais elle apparaît ici avec un recul plus rare permettant de percevoir l'ensemble simultanément. Et le sentiment de globalité, du particulier comme synonyme de l'universel, le fourmillement de ce petit monde vivant sont d'autant plus étonnants que Ramuz ne fait pas appel à un narrateur extérieur ou en marge de la communauté.
Peut-être ne reste-t-il que cette vision, celle d'un peintre résolument non conservateur, pour empêcher l'ensemble d'éclater et de laisser chacun définitivement isolé. Et peut-être est-ce suffisant pour avoir envie de lire ou relire L'Amour du monde (dont quelques exemplaires sont encore disponibles auprès de l'association* !). 
J.-Y. B.

Extrait choisi : 

C'était quand huit heures sonnaient ; et, comme les fenêtres de l'appartement donnaient sur la rue qui mène à la place du Port, elle-même située tout à côté de l'église, le grand décrochement qui avait lieu dans le clocher venait immédiatement à vous, faisant au premier choc se redresser la grosse tête ronde, aux cheveux coupés ras, dans le col d'uniforme bleu bordé de perles blanches. 
M. Penseyre, comme toujours, avait été prendre sa casquette pendue au clou ; puis, passant la main à deux reprises sur sa grosse moustache : 
- Eh bien, à tout à l'heure, Thérèse. 
Il a fait ensuite demi-tour dans sa belle tunique à une seule rangée de boutons, avec un ceinturon orné d'un gros écusson du même métal ; c'est du cuivre.
Elle avait vite été tourner la clé dans la serrure, sachant bien qu'elle serait seule jusqu'à dix heures...
Pendant ce temps, cette autre est dans son île.
Le naufrage l'a jetée seule survivante, à la côte ; et, comme Ève, on la voit paraître, vêtue seulement d'une ceinture de feuilles de figuier."  

             C. F. Ramuz, L'Amour du monde, 
chap. II, pp. 17-18, éd. citée. 


Gino Severini, Souvenirs de voyage, 1911


Félix Valotton, Les Passants, 1895

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