samedi 5 mai 2018

"J'ai vu Ramuz en rêve", par Jean-Pierre ROCHAT, "Le Temps", 21 avril 2018

M. Jean-Marie Marquis nous communique cet article du journal Le Temps; nous le remercions vivement pour cette heureuse initiative.

« J’ai vu Ramuz en rêve »

Portrait de Ramuz par Frassetto, 21 x 27 cm, illustrant l'article
Chaque semaine, un écrivain d’ici présente l’auteur classique qui l’inspire et le nourrit. Jean-Pierre Rochat a choisi Charles Ferdinand Ramuz
J’ai raconté mon rêve à mon ami Serge Azelli: « Je traversais un petit village valaisan avec des grosses bagnoles aux plaques pas du coin parquées devant les chalets typiques, bloquant les ruelles étroites et ralentissant ma démarche, tout d’un coup je tombe sur lui, le passage était si serré, j’ai pas pu l’éviter » – Sur qui ? sur qui t’es tombé ? m’a demandé mon ami Serge Azelli – « Sur Ramuz ! Ramuz comme sur les photos mais en couleurs et en mouvement, tu vois le bonhomme, plutôt maigre, sérieux, il voulait passer, ha mais ! non mais ! ai-je dit, ça passera pas comme ça, pour une fois que je vous tiens, je l’ai invité à venir boire un verre. Ce type savait-il sourire ? Son cigare l’empêchait de sourire, ce type m’a dit : je suis mort. Ici ça change rien j’ai dit. S’il savait à quel point il vit en moi, cet envahisseur, il irait pas se vanter d’être mort. J’ai réitéré mon invitation à aller boire un verre. A l’auberge la serveuse c’était la beauté sur terre, elle nous a demandé : Fendant Féchy Dézaley? Ramuz a dit Fendant, de sa voix grave tirée de l’Histoire du soldat. Vous la reconnaissez? ai-je demandé à Ramuz dont le regard d’aigle royal restait scotché sur la minijupe de la serveuse et puis, quand elle s’est penchée pour nous servir, nos yeux ont été happés par la délicieuse vallée mammaire du décolleté plongeant un peu trop pour ne pas servir d’appât à la solde de la bourse de Melliquet.
J’ai fait santé avec ce dieu vivant je savais pas quoi dire pas quoi faire de cet instant divin si j’allais rester con comme un vélo à lui dire j’ai lu tous vos livres en lui résumant chacun d’entre eux pour lui montrer que c’était vrai. Farinet par exemple, un des moteurs de ma rébellion préadolescente.
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Ramuz avait dit : y va bien ! quand la serveuse lui avait fait goûter le vin. Il lui avait demandé de quel pays elle venait. J’avais déjà la réponse parce que je savais toute l’œuvre, j’aurais voulu le communiquer au grand sachem, j’étais impatient de montrer que j’étais fan, dans la mort on a l’esprit malin on s’en fiche des fans et fan-club dans la mort on vit au-dessus de ça. Je lui ai alors cité sa merveilleuse interprétation du silence dans la beauté chapitre IV verset 42 : « Elle a été tellement silencieuse qu’elle semblait faire du silence dans le silence, elle semblait ajouter au silence en avançant. »

Oui mais c’était à moi, je me disais dans mon rêve, de rendre l’instant inoubliable, de lui demander une dédicace personnalisée avec un selfie de nous deux. Le vin blanc était un peu amer mais c’est le goût qu’on a dans la bouche quand on dort qui fait ça. C’était un rêve qui prenait son temps, nous avons fini la bouteille et Charles Ferdinand en a recommandé une même un tantinet plus fraîche, la fraîcheur favorisant la pétulance du blanc, j’arrêtais pas de me pincer pour voir si c’était vraiment vrai, j’étais là avec le plus grand poète de tous les temps, je demande à la serveuse si elle sait qui c’est avec moi là? elle regarde intensément mon voisin et elle demande si c’est le Général Guisan ? arrr, mais non ! c’est Ramuz ! Ramuz ? non, ça me dit rien, Landru peut-être mais Ramuz jamais vu. Mais peut-être lu ? Encore moins vous croyez que j’ai le temps de lire ?

Témoin benêt dans le film

C’est vrai ça, ai-je dit à mon ami Ramuz (dans le rêve que je racontais à Serge Azelli en essayant de me souvenir au plus près des images) après l’envoi de la deuxième tournée de Fendant, santé! à la littérature suisse! mais peut-être que Ramuz allait se vexer, suisse, lui qui avait allègrement passé la frontière pour se faire appeler Ramuse de l’autre côté, c’est vrai ça, comment prendre le temps de dire si on a déjà plus le temps de vivre ? Ramuz n’écoutait pas, Ramuz décrivait la serveuse, plutôt son amoureuse, il lui jouait de l’accordéon, il la faisait vibrer sur des notes baladeuses. Moi j’étais témoin, témoin un peu benêt dans le film. Il me dit, Ramuz me tutoie une bouteille et demie et on est déjà copains, il me dit: il faut pas te sentir gêné, moi aussi, vers la fin de ma vie je cherchais dans tous les tiroirs de mon inspiration et c’était vide. Non mais ho ! vide ? moi ? non, je croyais pas, même si je me posais la question suivante: si d’aventure vous rencontriez Ramuz, qu’auriez-vous à lui demander ? on est toujours plus intelligent après, surtout qu’ici en plus nous étions déstabilisés par l’appel du large de la serveuse.
Heu… ah oui, j’ai une question: dans Farinet, Thérèse c’est le portrait de votre femme et l’autre, la jeune c’est… c’est finalement tout le temps la même histoire… j’avais terminé ma question en eau de boudin parce que je voyais bien, il était au-dessus de ça. L’interprétation, m’a répondu Ramuz, tout dépend de l’interprétation, des musiciens que vous avez dans la tête, moi je fais la partition, vous, toi tu l’interprètes dans ton coin; c’est vrai que ça fait vachement du bien.

On est des charlots

J’ai voulu lui lécher un compliment et j’ai dit : vos romans sont un corps à corps avec la Poésie ? Qu’entendez-vous par Poésie ? m’a-t-il posé comme lapin. Ben… j’avais tout un fouillis d’arbres de branches de tapis d’ail des ours, de jonquilles, c’était le printemps au bord de l’eau d’où sortait une Ursula Andres revisitée, la poésie ? ben… c’est la capacité de créer des images à partir de rien et de tout et nos regards se croisaient pas, tous deux en ligne droite nos quatre yeux sur la serveuse de dos, de dos aussi on en ferait bien un poème, une prière en hommage à la vie. Elle est passée au loin en m’adressant un signe de la main.
Il s’agissait aussi de mettre de la couleur sur toutes ces phrases en même temps sur les ciels et sur la terre. Du noir et blanc de l’imprimeur jaillissaient des feux d’artifice. »
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C’est là que mon ami Azelli m’a dit : ouais bon, Ramuz, ce serait le moment de passer à autre chose ! J’étais scandalisé, à autre chose ? Ouais et Serge Azelli a encore prétendu que Ramuz n’avait pas d’humour, alors que pas du tout, il faut lire et relire pour sourire, par exemple, un exemple, je cite mon gourou : on est des charlots, on rigole, non ! Je cite Ramuz dans Farinet ou la fausse monnaie quand les flics lancés à la poursuite de mon héros parviennent dans la petite auberge du village de montagne où Farinet compte que des alliés : «Il n’y avait donc eu que le patron dont le ventre en forme de sac faisait aller en avant la chemise. Malgré sa ceinture de cuir, son pantalon ne tenait pas. Tout le temps, il le remontait. Il était allé à la rencontre des gendarmes dans le corridor, sans avoir l’air étonné de leur présence ; et, tout en tirant sur ses poches pour remonter son pantalon : – Non, disait-il… Non, je ne l’ai pas vu… Je ne sais rien… »

Jean-Pierre Rochat


D’abord berger en Suisse alémanique puis dans le canton de Vaud, Jean-Pierre Rochat est devenu fermier et éleveur de chevaux. Il poursuit son travail d’écrivain et celui de paysan depuis plus de quarante ans. Il vit à la Bergerie de Vauffelin, près de Bienne.
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Profil

1953 Naissance à Bâle.
1982 «Scènes de la vie agricole» (Editions de la Louve).
1984 «Berger sans étoiles» (Eitions d’en bas).
2006 «Mon livre de chevet empoisonné» (La Chambre d’échos).
2012 «L’écrivain suisse allemand» (Editions d’autre part), Prix Dentan.
2017 «Petite Brume» (Editions d’autre part).

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