mercredi 2 janvier 2019

André Durussel : quelques pages de "Vives clartés", à paraître en 2019

Voici une référence de lecture que nous propose un membre de notre association :

"Choisir vous propose en marge de son édition 690, qui porte notamment sur la notion du "chez soi", un extrait remanié de Vives clartés d'André Durussel (à paraître en 2019). 
Le poète et essayiste vaudois évoque ici la vision de l'enracinement de différentes figures de la littérature, avant de donner la sienne à travers le récit de trois maisons qui ont contribué à forger son identité d'homme et d'auteur romand.
Voir le site :

 Un texte qui nous mène de La Vallée de Joux à Tolochenaz, en passant par La Rippe. Un pays de Vaud au siècle dernier qu'il dépeint avec tendresse."

Khalil Gibran, Simone Weil, Ramuz, 
 Mauriac, J.-P. Monnier et André Durussel.

EXTRAITS :
Dans son célèbre ouvrage intitulé Le Prophète (édit. Castermannn, 1956, p.32), l'écrivain libanais Khalil Gibran (1883-1931) écrivait ceci: « Ô si je pouvais cueillir vos maisons et, comme un semeur, les éparpiller dans les forêts et les prés ! »
Quelques pages plus loin, il ajoute ces recommandations essentielles, vibrantes de ce lyrisme avec lequel il s'exprimait :
« Vous n'habiterez pas des tombes construites par des morts pour des vivants. Même faite avec magnificence et splendeur, votre maison ne saurait contenir votre secret, ni abriter votre désir. Car ce qui est infini en vous habite le château du ciel, dont la porte est la brume du matin, et dont les fenêtres sont les chants et les silences de la nuit. »
En effet, malgré l'enracinement légitime d'essence terrienne que la plupart d'entre nous développent et ressentent dans les différentes maisons successives où nous avons résidé (ou résidons actuellement), que cela soit en Suisse ou dans un pays voisin, voire dans un autre continent, elles ne nous appartiennent jamais, étant finalement que prêtées durant notre brève existence. [...]
 ************
Cet enracinement a d'ailleurs fait l'objet d'un long essai de Simone Weil (1909-1943) en guise de Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, écrit à Londres en été 1943, peu de temps avant sa mort (éditions Gallimard, 1949) :
« Chaque être vivant a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle et spirituelle par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » (Op. cit.p.61)
Après ce bref préambule, dont ses généralités me semblaient nécessaires, il est temps d'évoquer maintenant trois maisons qui, dès ma naissance et jusqu'à mon adolescence, ont ainsi contribué à cet enracinement. Pas nécessairement avec des racines multiples ou exceptionnelles, mais cependant assez profondes et solides pour que se développe harmonieusement un arbrisseau de mon espèce.



La maison isolée des "Douanes-Suisses" aux Charbonnières, à la Vallée de Joux, sur la route conduisant à Mouthe, a été ma première demeure, ceci dès l'automne de l'année 1938 et jusqu'au terme de la seconde guerre mondiale, en mai 1945.

Le paysage linéaire de cette contrée frontière, à la lisière des profondes forêts du Risoud, par son silence vertigineux et l'austérité de son climat, m'a durablement marqué. Quelques peintres ont certes tenté d'exprimer cette sorte de lumière, cette éternité tranquille que des mots sont bien incapables de restituer: Susy Audemars, Léopold Golay et Pierre Cotting, le graveur Pierre Aubert aux Mollards, sur les pentes du Marchairuz, ainsi que Michel Chaperon et Tell Rochat, pour n'en citer ici que quelques-uns. Au sujet de la neige, présente presque six mois sur douze dans cette région et à cette époque, je dois préciser d'emblée que c'est bien d'une présence dont il s'agissait, à la manière d'un véritable personnage. Ces lignes de Jean-Pierre Monnier (1921-1997) expriment parfaitement - dans Écrire en Suisse romande entre le ciel et la nuit (éditions Castella, Albeuve, 1986, p.95, réimpression anastatique des éditions Galland en 1979)- cette étrange emprise :

« La neige a des pouvoirs si péremptoires qu'elle semble rejeter au loin ceux qui s'en accommodent et ceux qui la subissent. Pour les uns, elle agrandit l'espace de leur champ de lecture, et comme pour toute étendue soudain plus vaste et plus dépouillée, mais aussi plus hostile, elle oblige à plus d'efforts dans l'attention, à une écoute plus appliquée, à plus de patience. Pour les autres, elle recouvre des profondeurs impensables où le temps s'est englouti. Elle ranime les images redoutées, celle de l'absence, de l'oubli, du dénuement En limitant le regard à presque rien, elle prive l'être de toute faculté, et même de toute parole. »
[...]
Au pied du Jura
La seconde étape de mon enfance, puis de mon adolescence, au lendemain de la seconde guerre mondiale, s'est déroulée au pied du Jura, dans le village frontière de La Rippe, en dessus de Crassier. Ce furent-là les années du début de ma scolarité, celles aussi d'une première «découverte du monde» à la manière de Ramuz. Une région certes moins austère que celle des Charbonnières, à la Vallée de Joux, mais souvent visitée par un vent séchard, le Joran. Un paysage de pâturages, de haies vives et de cultures céréalières, de fermes cossues et de grands troupeaux appartenant à cette caste d'agriculteurs appelés «amodiateurs» dont l'un des grands représentants, à cette époque, était Armand Melly (1882-1986). Il venait de prendre sa retraite au Conseil national après deux législatures.
[...]
Cette étape à La Rippe s'est achevée en décembre 1951, soit six années plus tard, suite au déplacement temporaire de mon père à un autre poste frontière dans le Chablais, mais sans y entraîner sa famille. [...]

« La Caroline »
La troisième maison qui, durant ma jeunesse, a été temporairement et régulièrement favorable à cet enracinement, c'est cette ferme dite de «La Caroline», située sur le territoire de la commune de Tolochenaz, non loin de Morges, où la famille de ma mère exploitait un domaine à la fois agricole, maraîcher et viticole, admirablement situé au bord du lac Léman. Cette maison représente en effet pour moi un élément absolument central dans cette Découverte du monde selon la belle expression ramuzienne, et cela même si ce «monde» n'était finalement pas très éloigné de celui où je vivais habituellement. Une découverte, non seulement en octobre lors de la période des vendanges, mais à toutes les saisons de l'année.[...] Mon oncle possédait des vignes situées sur le territoire de la commune de Tolochenaz, mais aussi et surtout sur le territoire de la commune voisine de Lully. Ces pages décrites autrefois par Ramuz, alors qu'il avait entre dix et douze ans, devenaient ainsi, et a mon tour, une réalité tangible:
"On était alors tout frais dans la vie; pourquoi ne l'aurait-on pas mieux perçue dans ce qu'elle a d'essentiel ? On touchait encore à sa substance profonde, on n'avait pas encore été séparé de la vérité. O vendanges ! temps des vendanges ! je vous retrouve tout ensemble au fond de moi-même et au fond des siècles."
(Vendanges, éd. du Verseau, Lausanne, 1927)

Je logeais dans une petite maison de jardinier, non loin de la route cantonale, à l'entrée de la vaste cour de la ferme elle-même, attenante à la maison des propriétaires, mais séparée de celle de mon oncle et de sa famille, qui était située plus haut.[...]

Je dormais à l'étage. La fenêtre s'ouvrait sur l'immensité du lac, d'où l'on pouvait observer ce «miroitement des vagues» que Ramuz, toujours lui, évoque dans le premier poème de son Petit village.
[...]
Mais je vais arrêter là ces quelques évocations. Ces maisons «éparpillées» sont, par certains aspects, semblables à ces Maisons fugitives que François Mauriac (1891-1982) décrivait en 1939. Puissent-elles dégager, aujourd'hui encore, un peu de cette même saveur. Une sorte d'éternité inviolable qui rassemble les vivants et les morts dans l'écrin de notre mémoire.
 
André Durussel

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire