samedi 11 avril 2020

Souvenir d'une épidémie dans "Les Signes parmi nous" de Ramuz : article du "Temps", 11 avril 2020

"Quand l’épidémie inspirait Ramuz"

Le Temps,11 avril 2020, 
article de JULIEN BURRI



(Classic Image/Alamy Stock Photo)

En 1919, Charles Ferdinand Ramuz imaginait, dans Les Signes parmi nous, une épidémie qui décimait la Suisse romande. Avec Daniel Maggetti, directeur du Centre des littératures en Suisse romande, retour sur un livre phare qui sonne aujourd’hui comme un appel à rester confiants.

Fausses nouvelles et théories du complot, hommes foudroyés, angoisse galopante… 

Le roman Les Signes parmi nous, que Charles Ferdinand Ramuz publie en 1919, raconte déjà une épidémie et ses conséquences en Suisse romande. Le colporteur Caille parcourt les villages pour annoncer la fin du monde et certains croient au début de l’apocalypse. Daniel Maggetti, professeur à l’Université de Lausanne et directeur du Centre des littératures en Suisse romande, revient sur ce chef-d'œuvre visionnaire, écrit alors que sévissait la grippe espagnole et que venait de prendre fin la Première Guerre mondiale.
Les Signes parmi nous entre en écho avec la situation que nous vivons. Comment relisez-vous ce livre aujourd’hui ? C’est troublant. Malgré l’arsenal mis à notre disposition pour comprendre et disséquer la crise, nous nous retrouvons aussi démunis que les personnages qu’inventait Ramuz. […]. La société a évolué, la médecine a progressé… mais les conséquences matérielles, pratiques, des mesures qui sont prises fragilisent tout autant les individus qu’il y a cent ans.
Les personnages des Signes parmi nous cherchent à donner un sens au mal qui frappe la société dans laquelle ils vivent. Quel est le message de ce roman ? Les personnages essaient de répondre à la brutalité des morts qui se multiplient en tentant de leur trouver une explication. Les Signes parmi nous raconte le conflit des interprétations possibles. Le texte fait largement écho à l’apocalypse biblique, mais Ramuz se distancie de la lecture littérale de la Bible : elle apparaît comme un point de vue sur le monde, parmi d’autres, et n’a pas un statut de vérité.
Il est humain, lorsque des événements nous affectent, de chercher à les interpréter en les inscrivant dans une vision globale. Nous y répondons tous de façons différentes, parfois en passant à côté de la vérité, parfois en tombant juste.[…]
La possibilité de l’effondrement généralisé fascinait-elle Ramuz ? Dans son roman Présence de la mort, en 1922, plus apocalyptique encore, le Soleil se rapproche de la Terre. C’est une fin du monde programmée, presque de la science-fiction, avec la mise en scène d’une série de drames symptomatiques de la destruction du vivre-ensemble. La Guérison des maladies (1917) et Le Règne de l’esprit malin (1914) étaient davantage liés à des événements surnaturels d’ordre mystique. Dans le premier, une jeune fille possède des pouvoirs thaumaturgiques ; dans le second, une incarnation du diable arrive dans un village. Le point commun entre ces textes, c’est qu’ils explorent ce qui se passe lorsqu’une société est bouleversée et menacée. […]
[Ramuz] a-t-il été personnellement touché par l’épidémie de grippe espagnole ?
Marguerite Bovon, l’épouse de son frère, à laquelle il était très lié, meurt à la suite de la maladie. Rappelons aussi que l’Histoire du soldat, fruit de sa collaboration avec Stravinsky, n’est jouée qu’une fois: à cause de l’épidémie, le théâtre ferme après la première représentation, le 28 septembre 1918. Cela évoque la situation de nos théâtres aujourd’hui…
La peur et les menaces invisibles semblent un thème majeur chez lui…
Ramuz est très sensible à l’angoisse de la finitude, oui. Il ne croit pas à une vie après la mort, et les circonstances d’une épidémie augmentent la crainte de voir la fin arriver. Il montre à quel point les hommes sont démunis face à ce sentiment, quels que soient leur milieu social ou leur expérience… Il y revient dans des œuvres plus tardives, comme La Grande Peur dans la montagne, où le confinement touche un alpage maudit, Derborence, qui raconte une catastrophe naturelle, ou Si le soleil ne revenait pas, qui met en scène la crainte de la fin du monde dans un village valaisan.
Pourquoi Les Signes parmi nous paraît-il toujours novateur, un siècle plus tard ? Ramuz transforme la manière de concevoir et de composer un roman. Il ne procède pas selon une narration traditionnelle et linéaire, mais juxtapose des scènes, des "tableaux"; il use de l’ellipse, s’intéresse à la simultanéité des perceptions entre tous ses personnages. Le lecteur ne suit pas un héros mais découvre une société, de l’ouvrier au notable, du vagabond au paysan… Tout le monde est confronté à la peur et à la mort.
En 1905, Ramuz disait que le roman devait être un poème. Avec Les Signes parmi nous, il manifeste de nouveau sa volonté de décloisonner les genres, et accentue certains traits heurtés de son style.
Au cœur de la catastrophe que raconte Ramuz, la nature est très présente et commence à "parler" aux hommes…
En effet, le roman dépeint une relation particulière de l’homme à la nature, au moment où le monde semble basculer. Salutation paysanne, deux ans plus tard, mettra aussi en évidence le rapport d’échange et de perméabilité entre les éléments naturels et les hommes. On songe parfois à une sorte d’"animisme", même si ce terme n’appartient pas au lexique ramuzien. L’univers est doté d’une force première de vie qui se communique aux hommes, et il y a un échange vital entre eux et lui.
A la fin, la crise s’avère aussi passagère qu’un orage. Ramuz nous invite-t-il à rester confiants ? Le livre se termine sur le rendez-vous d’un couple d’amoureux, qui apparaît comme une marque d’espoir chez un auteur par ailleurs peu optimiste! Il reste une lueur, la catastrophe était une parenthèse, et non la destruction finale de l’humanité. ■

Les Signes parmi nous est paru en poche chez Zoé en novembre 2019.










Nous remercions Philippe de Koster pour nous avoir fourni ce document.

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